Eldorado : la lettre d'une mère à sa fille


Raïssa écrivait depuis déjà une dizaine de minutes sur un des papiers duplicateurs qu’il y avait sur sa table de nuit. Elle avait le visage empreint de rides et les yeux bordés de gouttelettes de larme qu’elle retenait.  
Elle écrivait :
J
e suis idiote. Sotte. Que te dire de plus ? J’ai toujours été stupide et naïve, ni plus ni moins. Sinon, comment ai-je pu me faire berner de la sorte ? oui, berner. Carrément. Comment l’expliquer ?
Tu totalises tes quinze ans aujourd’hui et je n’ai aucune excuse à avancer qui puisse expliquer mon absence en ce jour où tu deviens presque déjà femme. Ni d’ailleurs pour toutes ces cinq années où je n’ai pas été à tes côtés.
Ou peut-être bien que si, j’ai une excuse. Mais alors, parce que j’ai droit à quelque honte, je la formulerai ainsi : Ne crois pas à toutes les apparences que prennent les hommes au moment où ils te font la cour. Non, mieux, ne crois pas à toutes les apparences que peuvent prendre ces gens-là quand tu ne sors pas avec eux. Je te le dis et te le répète mille fois si tu veux, préfère des longues amitiés qui débouchent sur l’amour à une courte cour qu’on te fera.
Demande-toi, si jamais tu avais du mal à me croire, à quoi ressemblaient les époux qui battent leurs femmes avant qu’ils n’aient eu leurs mains quand ils leur faisaient la cour ? A des saints, crois-moi ! des doux agneaux. Avec toute la douceur, la tendresse, la galanterie et la poésie qu’il faut pour conquérir le cœur d’une femme.
Tu deviens une femme. A quinze ans, tu as déjà, sûrement, des seins moyens, une ébauche de rondeurs, la chevelure attrayante … tout pour accrocher les regards des hommes. Mais, tu sais, mon vœu le plus ardent est que tu ne deviennes pas la femme cataloguée dont on dit tous : pour plaire à une femme, donne-lui de l’argent, amène-la au resto, achète-lui des fringues, fais-lui des cadeaux, ouvre-lui la porte, et rince-lui les oreilles avec des paroles enjouées et alléchantes. C’est avec des clichés pareils que des brutes sont arrivées à avoir des femmes et leur font vivre à présent un enfer. Comme si nous étions toutes faites de la même matière, on croirait des cafards observés et catalogués à partir de l’observation faite sur un seul spécimen, en bouteille, dans un laboratoire.
Chérie, je te conjure de regarder à plus que cela, quand tu vois un homme. Exerce ton discernement. Du reste, je souhaite tant que tu deviennes une de ces femmes qui le sont devenues dès … quinze ans, pourquoi pas ? Une de ces femmes que le resto n’impressionne pas. Quand elle y va, elle paye sa facture. Pour qui l’argent, les voitures et les fringues ne sont pas tout, rien que vanité. L’attention, tu sais, peut être forcée. La galanterie est souvent un habit, et beaucoup prisé par des psychopathes. La poésie est un art qui s’exerce et pas un état d’âme.
Et pour en arriver là, chérie, tu dois avoir du ca.rac.tère. Dis-toi toujours que c’est ta dignité avant tout.
N’arrête jamais de te battre. Au grand Jamais. En toute circonstance, en tout domaine. Sue, ma chérie. Va jusque dans la boue pour cela. Ça en vaut la peine. Il n’y a qu’ainsi que tu échapperas aux bougres dont je parle.
Assez parlé. Je crains de t’effrayer. Ce n’est pas ça mon but, non. Tu sais, il existe des hommes bien. D’ailleurs, ils se comptent par milliers. Tu en croiseras un, si seulement tu suis mes conseils.
Je m’arrête là, en espérant, chérie, que tu me comprennes et me pardonnes. Une fois de plus, Joyeux anniversaire. Incessamment, vraiment bientôt, je trouverai le courage qu’il faut pour venir te retrouver.
Je t’aime.
Maman.

Raïssa plia en quatre le papier duplicateur sur lequel elle venait de coucher ces mots. Elle le glissa par après dans une enveloppe blanche, rectangulaire.
Elle allait ôter le ruban gluant de l’enveloppe pour la fermer hermétiquement quand, elle hésita un moment. Un doute la prit soudain.
Elle déplia alors activement la lettre après l’avoir sortie de l’enveloppe. Elle la reposa sur la table et reprit son stylo noir.  
Advienne que pourra, se dit-elle.

J’ai comme le pressentiment, chérie, que tu ne prendras tous mes précédents mots que pour une excuse.  Tu penseras sûrement que je veux juste me dédouaner et laver mon honneur. Mais, non.  Pour que tu me croies, je vais te raconter toute l’histoire, le plus brièvement possible. Seulement, j’espère que tu me comprennes. Tout ce que je te dirai ici-bas n’est que vérité. Je prends, pour cela, Dieu à témoin. Que la mort m’advienne, si jamais je mentais.
Je pense qu’il ne te suffirait que de me voir en ce net moment, pour, ne fut-ce-que, essayer d'imaginer tout ce par quoi je suis passée.
Si tu me voyais actuellement, chérie. Mes cheveux crépus, le teint de ma peau assombri et le plus poignant, comme si j’avais sauté d’âge, c’est cette rondeur qui me déforme, la rondeur des femmes qui ont déjà donné vie. Je parais vielle et fanée, alors qu’il y a une époque, j’étais une fleur rayonnante. Mon épopée angolaise, mon périple à Luanda, m’a pressé comme une orange. Je n’ai plus ni jus ni saveur. Un homme a soufflé et mâchouillé toutes mes pétales, je ne suis plus qu’une tige desséchée.
Quand je regarde encore la première photo que j’ai prise quand j’atterris à Luanda, je me demande où est partie cette grâce dans mon corps de jeune-fille innocente que je revêtais et qui me promettait d’accrocher des nombreux oiseaux. J’étais divine, moi. Hélas, j’y étais partie fille, et j’en suis revenue femme, bien avant l’âge.
Ville de Luanda

Luanda, l’Eldorado. Je portais tant d’espoir en y allant. Mes motifs étaient justes. Enfin, tous, nous croyons toujours nos motifs justes, quand on émigre. Mais il faut croire que l’émigration est un jeu de loterie. On peut y gagner, tout comme on peut y perdre. Pour mon cas, j’ai remporté des déceptions, une fois arrivée dans ce pays frontalier. Des peines et des supplices.
C’était une ville cosmopolite, tout autant que Kinshasa. La vie y coûte chère tout autant qu’à Kinshasa, et pourtant elle faisait rêver, Luanda. Aujourd’hui encore elle fait rêver des Kinois. En tout cas, ceux-là qui croient que c’est toujours mieux ailleurs.
J’ai eu la chance inespérée, mais pas surprenante pour le moins, d’y trouver aussi de l’amour. Pour une gamine qui va chercher la vie ailleurs, dans un territoire lointain, tomber sur un national stable financièrement et qui l’affectionne et la prend chez lui, quand même il ne l’épouse pas, c’est remporter le jackpot, vois-tu ?
Sam, ton père, nous tuait de rire, ses sœurs et moi, quand, affalées dans leur véranda, ses sœurs me réquisitionnaient pour leurs tresses, parfois des journées entières.
Il faudrait que tu saches que mes mains, chérie, m’ont payé le billet de voyage pour l’eldorado. Elles m’ont tenu en vie du premier jour où j’ai foulé ce sol sinistrement nostalgique à ce jour-où mon mari … enfin, mari, ton père, quoi, a pris le relais. Je savais sculpter une panoplie des coupes. Ce qui me rendait spéciale aux yeux des femmes.
Et donc, disais-je, toute cette hilarité dans l’air, c’était pour me faire des appels en douce. Ils t’en feront tant, ces … brutes. Et moi, je lui répondais, en me mettant bien en valeur.
Alors … le temps est vite passé. Ou peut-être bien que non, c’était exactement comme si je m’étais assoupi sur le canapé en regardant un film romantique et je me réveillais avec un film d’horreur devant mes yeux. Un meilleur poète dirait que, j’avais piqué un somme dans un jardin fleuri aux multiples essences excitantes … et je m’éveillais au milieu d’odeurs de sang, de souffre et de poudre de carabine. D’un conte de fée à un western, quoi !
Du parfait amour que nous filions au début de notre relation, quand alors je me suis installé chez lui à Quiçama, nous avons basculé en véritable champ de boxe où j’ai joué chaque jour le rôle du punching-ball.
Le plus dur, je pense, c’est de vivre, de visu, comment son prince charmant se transforme en bête, et toi tu demeures la belle tant parce que tu aimes que parce que tu ne peux rien.
Ah oui, comme le dit la chanson, le pire ce n’est pas la méchanceté des hommes, mais le silence des autres. Les autres. Qui ne m’avait jamais vue dans ce quartier-là avec le visage tuméfié, l’œil enflé, avec des contusions multiples çà et là, ou enfermée dans la maison des jours durant ou encore avec deux dents de moins, parce qu’une chaise en bois, écrasée sur mon visage, les avait envoyées valdinguer un jour où j’avais osé lui suggérer de ne plus boire. Seulement ça ! Ou encore, mon cuir chevelu exposé, tellement il avait coupé mes cheveux le matin d’après une nuit où j’étais indisposée à satisfaire sa libido. Il avait dit : « si tu n’es pas belle pour moi, tu ne le seras pour personne d’autre ».
Ou encore cette autre fois où je ne m’affichais plus qu’avec le même haut fleuri et un pantalon jean, parce qu’il avait mis en feu toute ma garde-robe pour je ne sais plus quelle raison … et tant d’autres cauchemars.  
Les autres. Tant qu’on y est, va demander aux autres s’ils n’ont jamais entendu des hurlements venir de notre maison tout le long de ces huit années infernales. Des cris de pleur, des bruits sourds de coups portés sur une masse de chair humaine, de la vaisselle se casser, des sifflotements de fouet… Quoi ? ils pensaient que nous nous battions ? Et non que je me faisais rosser chaque jour de ma vie, et pour des bagatelles souvent ? Pourquoi ne venaient-ils donc pas vérifier ? Non, dans cette maison-là vivaient un angolais et une zaïroise. Une zaïroise ! Une étrangère. Mais encore pire, une putain de zaïroise. Une sale zaïroise. L’une de ces gens qui nous emmerdent désormais. S’ils se battaient, c’était tant pis. Pourquoi a-t-il donc épousé une zaïroise ? S’il la battait, c’était tant mieux.
Voilà, j’étais esseulée. Entourée mais seule. Entourée des truands. Allant de mon mari à mes voisins, en passant par sa famille. Je respirais la trouille. Je retenais mes mots face à lui, je tremblais pour un rien. Il ne fallait pas réveiller l’hystérie chronique de Sam.
Je l’aimais cependant. Ça, je dois te l’avouer.  Et je vivais à ses crochets. C’est peut-être ça tout le mal, vivre aux crochets de quelqu’un, en sentiments comme en subsistance. Il faudrait peut-être rester à même de se dire qu’on peut aimer quelqu’un d’autre, comme on doit toujours rester capable de subvenir à soi-même. Puisse, l’amour, ne pas t’aveugler tant.
Lui aussi m’aimait. Je te l’ai dit, je ne lui ai pas donné ma main par terreur, je l’aimais et puis … il y avait cette autre raison, mais je l’aimais. Je ne sais pas d’où lui venait cette manie coléreuse, cette possessivité malveillante. Un amour haineux peut-être, si l’alliage existe.
De mes espoirs de changement et de ce peut-être amour qu’il portait, est née notre petite fille, que tu es.
En demandant aux autres, ils auront peut-être le courage de faire autre chose que condamner la victime qui, en réalité, a pris le courage de ne plus subir, quoiqu’elle eût laissé derrière elle un enfant de 10 ans. Va demander à Samba, à Cazenga, ou encore à Quiçama , partout où on a pu résider un jour.

Ma fille, ne grandis-tu pas ? tu seras appelé à commettre des sacrifices un jour. Tu sauras alors que seuls des sacrifices engendrent souvent des précieux prix.
Quand tu auras ta majorité, tu pourras décider de celui avec qui tu veux vivre, ton père ou moi. Mais avant, tu es la leur. Une angolaise, en tout point.
Quand un chauffeur a, enfin, accédé à ma demande de me conduire gratuitement à la frontière, je ne pouvais pas le faire attendre, ni y réfléchir à deux fois, comme tu étais à ton école. Et une fois arrivée là à la frontière, des congolaises émues par mon récit me payèrent la traversée jusqu’à Kinshasa.
Ma puce, ce n’est que ça toute la vérité. Je ne te condamnerai pas de dire que j’ai été lâche. Ça ne reste pas moins la vérité. Puisses-tu me croire, je te supplie.
Les cinq années passées loin de toi, je ne les ai pas non plus passées à brûler la vie par les deux bouts de la chandelle. J’ai sombré dans le noir, et voilà trois ans depuis que je vis dans un centre neuro psychopathologique, un asile, avec l’esprit engourdi, à chercher à voir le bout du tunnel.
Les médecins et moi savons pertinemment que t’avoir dans mes bras est le seul remède au coma dans lequel s’est plongé mon âme. Cette lettre n’est qu’un commencement de ma guérison, car bientôt je reviendrai, pour te voir et être avec toi. Qu’est-ce que je t’aime !
Je n’épancherai pas plus mon cœur sur cette lettre. Tu as des belles années à vivre devant toi. Je veux tant que tu les vives heureuse, légère et sans haine ni de ton père ni de moi, sans fardeau. Heureuse, légère et lucide.
Je t’aime, Maman.

Raïssa finit d’écrire. Elle renversa doucement la tête sur sa table. Elle pleura quelques minutes. Silencieusement. Puis, elle plia la lettre et la plaça soigneusement dans l’enveloppe. C’est alors qu’elle se leva et sortit de sa chambre. Elle arriva devant le vestiaire des infirmiers. Remy y rangeait ses affaires. Il avait été dans cet hospice depuis près de sept ans. Il avait entendu parler de meilleures affaires en Angola. Il s’y rendrait demain, dans la matinée. Ce sera pour un long moment. Nombreux des Kinois qui y allaient avaient glissé en Europe. Il espérait que cette chance lui sourirait aussi.
Il s’approcha de Raïssa et prit l’enveloppe de sa main. Celle-ci répandait toujours des larmes silencieusement.
Une affection singulière commençait à poindre entre ces ceux-là. Lui, a été son infirmier depuis qu’elle est dans cet hospice. Depuis près de 3 ans. Dieu merci, il partait, et la chose allait s’arrêter là.
C’est une dépression chronique qui avait amené Raïssa dans cet asile. Cependant, elle commençait à reprendre ses états normaux. Enfin, d’après elle.
Remy, assis sur le rebord de son matelas dans sa chambre, à la lueur d’une bougie blanche, retournait l’enveloppe dans tous les sens. Il était vingt-trois heures. Il l’avait lue, cette lettre, dans un accès d’indiscrétion. A présent, il se posait mille questions auxquelles se heurtait une évidence : Raïssa est folle. Et Remy n’avait accepté qu’elle écrive cette lettre que pour qu’elle laissât parler son cœur. Ce n’était qu’une thérapie.
C’est vrai, comment allait-il faire pour retrouver cette fille dans ce Luanda si vaste et inconnu en même temps. Et puis, comment allait-il s’y prendre pour que la lettre n’atterrisse pas entre les mains du père, Sam ? Il y risquerait tout, lui.  Ce monsieur était gendarme et hystérique au sujet de sa femme, Raïssa.
Il déposa la lettre sur une sorte de table basse qui jouxtait son lit. Il se permit un bref sommeil, pour, se promit-il, se réveiller à cinq heures.
Là alors, à cinq heures, il empoigna ses sacs de voyage et sortit sans plus revenir.
La lettre resta là. Oubliée. Tristement.

Manuella regardait trop les films. Dès que tout le monde eut fini de chanter en chœur « Joyeux anniversaire » juste avant qu’elle ne soufflât les quinze bougies plantées dans son gâteau, elle fit un vœu dans le cœur, en silence, comme elle en a toujours fait toutes les fois qu’elle voyait passer une étoile filante.
Elle dit dans son vœu : Fais que l’amant de maman meure où il est. Qu’elle se sente aussi seule que je le suis. Puisqu’elle a préféré aller avec lui et nous laisser, papa et moi.
Quelque part à Luanda


Peniel Katombe, tous droits réservés. 

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 A bientôt pour bien plus de récits.


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Commentaires

  1. Très poignant. J ai adoré la fin le voeux. La fin reexprimait l'ardeur du début du livre. Bonne continuation et bonne chance.

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  2. Merci infiniment. Ravi que le récit ait rencontré votre coeur.

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